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Carte postale : Quand Francis Cabrel est devenu mon compagnon de route

Carte postale : Quand Francis Cabrel est devenu mon compagnon de route
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5 minutes

Un témoignage personnel sur l'impact de la musique de Cabrel, depuis une enfance africaine jusqu'à aujourd'hui.

J'avais douze ans, un walkman en poche et des piles Tudor à moitié pleines. C'était l'époque où la musique s'invitait dans le tumulte des voyages, dans le bruit des marchés, dans les hasards des rencontres sonores. J'étais collégien à Notre-Dame du Lac, à Togoville, sur les rives du lac Togo.

Pour rentrer au Bénin, le trajet était presque rituel : d'abord traverser le lac en pirogue, avec tous les risques que cela comportait. Puis longer pendant de longues minutes un sentier discret bordé de broussailles pour rejoindre la voie inter-état. De là, prendre un taxi qui passait par Kpémé et Aného. Après avoir franchi à pied la frontière Togo-Bénin, on entrait enfin dans Hilla-Condji, cœur battant d'un marché à ciel ouvert, où les fameux box de cassettes diffusaient des musiques à plein volume.

C'est là que j'ai entendu « Carte Postale ». Cabrel chantait. Et ce jour-là, sans le savoir, j'ai entamé un compagnonnage pour la vie.

Une voix retrouvée avant de l'avoir connue

Ce moment fut une révélation. Cette chanson m'a parlé comme peu d'autres. Mes oreilles déjà mélomanes étaient parvenues à isoler, parmi une dizaine de chansons qui tonnaient simultanément, celle qui m'a arrêté dans ma marche. J'ai pris plaisir à l'écouter jusqu'à la fin avant de traverser la rue pour acheter la cassette.

Cabrel Public

 

Depuis ce jour, Cabrel est devenu pour moi plus qu'un artiste : une voix fraternelle qui m'a accompagné de l'adolescence à la maturité. C'était aussi l'époque des stylos pour rembobiner afin de ne pas vider les batteries, et finalement le demi-plaisir d'écouter une chanson devenue lente par manque d'énergie. Mais quel plaisir malgré tout!

De l'animateur radio au quinquagénaire - une fidélité sans faille

En 1998, j'ai eu la chance de devenir animateur radio- un an sur l'Office de Radiodiffusion et Télévision du Bénin (ORTB) . Mes émissions de fermeture d'antenne, diffusées entre 23h et minuit, s'achevaient souvent sur une chanson de Cabrel. Rien de mieux pour clore une journée que sa voix grave, ses mots choisis, et cette impression que le monde pouvait encore être un peu plus doux avant la nuit.

Ses chansons m'ont suivi dans mes études, mes amitiés, mes questionnements. Cabrel faisait partie de la maison. Je l'ai écouté en voiture, au bureau, en voyage, comme dans mes silences.

J'ai connu toutes les étapes : les cassettes qu'il fallait rembobiner au stylo pour économiser les piles, les CD qu'on glissait précautionneusement dans leurs boîtiers, les fichiers MP3 qu'on s'échangeait comme des trésors, et aujourd'hui le streaming, qui me permet d'emporter son répertoire entier dans ma poche.

Aujourd'hui encore, à 50 ans, chaque chanson m'apparaît comme un vieil ami qui connaît mes secrets.

Découvrir l'homme derrière la musique

Francis Cabrel à Clique

 

Dans un entretien profond à « Clique », j'ai découvert un homme d'une grande pudeur. Cabrel ne court pas après la gloire, comme il l'explique lui-même :

« La lumière est sur mes chansons. Moi, je me suis toujours un peu caché. »

Il parle avec humilité de son travail, de son enfance ouvrière, de la lenteur comme force. Il se définit lui-même comme un "plouc heureux", campagnard assumé et fier de l'être. Ce rapport à la ruralité, loin du tumulte des villes, résonne profondément en moi.

Un artisan plutôt qu'un poète

Ce qui m'a frappé dans l'interview, c'est sa façon de parler de son processus créatif. Loin de l'image du poète, il se voit davantage comme un artisan :

« Moi j'ai une facilité à la rêverie, à l'imagination un peu, mais bon, qu'est-ce qu'on fait de ça ? Des fois rien du tout. Donc moi, je me suis dit : tiens, je vais parler aux autres puisque je ne pouvais pas m'adresser à eux, au travers de chansons. Et c'est vrai que j'ai beaucoup, beaucoup travaillé. »

Cette vision du travail, cet acharnement quotidien pour peaufiner ses textes et ses mélodies, illustre parfaitement ce que ses chansons ont représenté dans ma propre vie : un compagnonnage fidèle, une présence constante qui a demandé, non pas des éclairs de génie, mais une fidélité de tous les jours.

Une œuvre intime et universelle

Cabrel écrit des chansons comme on tourne un film : dès la première phrase, tout est là. Il le dit lui-même : « Ma grande obsession, c'est que tout doit être quasiment déjà dit dans la première phrase. On n'a pas de temps à perdre en chanson. »

Ses textes parlent d'amour, de perte, de paternité, de justice. Ses chansons sont des miniatures chargées d'âme, des courts-métrages en trois minutes. Parmi celles qui m'ont le plus marqué :

  • « La Corrida » : le taureau prend la parole, donnant une voix à ceux qui n'en ont pas.
  • « Je t'aimais, je t'aime, je t'aimerai » : une déclaration à la fois simple et bouleversante, écrite comme il le raconte "pendant un trajet de 4 heures de train".
  • « Les Tours Gratuits » : l'émotion d'un père face au départ de ses filles, l'écho des manèges désormais vides.
  • « L'encre de tes yeux » : une chanson qui commence par "Puisqu'on ne vivra jamais tous les deux", plaçant d'emblée l'auditeur dans une situation d'impossible amour.

Le rapport au temps

Ce qui me touche aussi chez Cabrel, c'est son rapport au temps, cette lenteur assumée dans un monde de plus en plus rapide. Quand on lui demande ce qu'est la richesse pour lui, il répond :

« Mon plus grand luxe, ça a été d'avoir du temps. C'est-à-dire prendre du temps justement pour arriver et pour travailler, comme on revient toujours sur cette idée de l'artisan sur sa table de travail. »

Cette vision résonne particulièrement aujourd'hui, alors que je me surprends souvent à chercher moi-même des espaces de lenteur dans un quotidien toujours plus accéléré.

Et moi dans tout ça ?

Je suis ce garçon de douze ans qui n'a jamais cessé d'écouter. Et aujourd'hui, je suis ce quinquagénaire qui se souvient. Cabrel a traversé ma vie sans jamais forcer la porte.

« Pas besoin de phrases, ni de long discours. »

Sa musique reste pour moi un espace de rêverie, un refuge contre le bruit du monde. Comme il le dit lui-même dans l'interview : « Les chansons, elles sont faites pour faire rêver, pour rassurer. Elles ont une belle mission, je trouve. Elles enjolivent aussi le quotidien. »

Alors simplement : merci, Francis. Pour les chansons, pour la fidélité, pour la pudeur. Pour avoir été, depuis ce jour à Hilla-Condji, mon compagnon de route.

Simon Adjatan

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