
Prologue : l'art périlleux du multitasking
Jeudi dernier, dans cette chorégraphie urbaine qui caractérise nos existences contemporaines, je me dirigeai vers le point relais d'un géant du commerce électronique multi-vendeurs de la place, situé dans un quartier d'Abidjan, en Côte d'Ivoire. Ce sanctuaire moderne où convergent les désirs matériels de notre époque consumériste, avant-poste du commerce numérique modeste dans son architecture mais grandiose dans sa fonction de carrefour où se matérialisent les commandes virtuelles, abritait ce jour-là un spectacle qui devait nourrir mes réflexions pendant des jours.
L'agent, jeune homme aux gestes assurés malgré son âge tendre, orchestrait avec une dextérité remarquable un ballet complexe : ses mains expertes triaient les colis tandis que ses yeux demeuraient captivés par l'écran luminescent d'un iPhone 6, vétéran technologique raccordé au secteur par un cordon ombilical électrique. L'appareil, tel un oracle moderne, diffusait les péripéties d'un match de football commenté dans une langue slave, probablement bulgare ou serbe, dont les sonorités gutturales résonnaient à plein volume dans l'espace confiné.
Cette cacophonie linguistique ne semblait nullement perturber le jeune homme, confirmant cette vérité universelle que les amateurs de football transcendent les barrières idiomatiques par la pure passion du spectacle. Son multitasking s'avérait stupéfiant : il référençait, classait, encaissait – naviguant entre la monnaie sonnante et trébuchante et l'application Wave avec la fluidité d'un chef d'orchestre dirigeant une symphonie numérique – tout en demeurant plongé dans l'univers footballistique.
L'histoire aurait pu s'arrêter là, simple anecdote de notre modernité hyperconnectée, si le destin n'avait pas orchestré mon retour en ces lieux.
Deuxième acte : la métamorphose du contenu
Ce jour, même décor, même protagoniste, même iPhone 6 fidèle au poste, mais l'univers virtuel avait muté. Le football avait cédé la place à ces étranges phénomènes contemporains que sont les diffusions en direct, où des individus – peut-être dotés d'une intelligence supérieure à la mienne, qui sait ? – entretiennent leur auditoire captif sur des sujets dont la pertinence m'échappait totalement. Mais l'humilité commande de reconnaître que mes jugements hâtifs sont souvent erronés.
Le volume demeurait impitoyablement élevé, et notre jeune virtuose continuait sa performance multitâche avec la même maestria. Cependant, une faille s'immisça dans le protocole habituel : contrairement à l'usage établi dans ces temples du commerce délocalisé, il omit de m'inviter à vérifier mes acquisitions. Transaction expédiée, je regagnai mes pénates.
C'est là que la réalité rattrapa la négligence : l'un des articles arborait une couleur erronée, l'autre révélait des défauts rédhibitoires. Sans délai, j'initiai la procédure de retour sur le portail de la plateforme et rebroussai chemin vers le point relais.
Troisième acte : l'effondrement de l'édifice
À ma grande stupéfaction, la scène avait radicalement changé. Plus de match, plus de streaming, mais un visage marqué par l'inquiétude et des mains fébriles manipulant frénétiquement l'appareil pour composer inlassablement un numéro qui demeurait sans réponse.
L'explication ne tarda pas : "J'ai remis par inadvertance 5000 francs à une dame et m'en suis rendu compte en faisant mon point de la journée. Depuis, je l'appelle, elle ne décroche pas."
Évidemment qu'elle ne décrochait pas ! Cette révélation me plongea dans un abîme de réflexions morales. Ce jeune homme, de l'âge approximatif de mon fils, méritait-il ma compassion financière ? Un billet de 5000 francs sur le comptoir aurait résolu son dilemme immédiat. Pourtant, mes deux visites antérieures résonnaient comme autant d'avertissements ignorés.
Épilogue : les leçons de l'univers
De la réciprocité universelle
Cette mésaventure illustre avec une clarté saisissante cette loi immuable qui régit les relations humaines : nous récoltons invariablement les fruits de nos propres semailles. L'attitude que nous adoptons envers autrui détermine, tel un mécanisme de causalité morale, la nature de l'aide que nous recevrons en retour. Ce jeune homme, par sa négligence répétée, avait inconsciemment programmé sa propre infortune.
Car l'univers, dans sa sagesse infinie, opère selon des mécanismes de justice immanente : nos actions, même les plus anodines, tissent la trame de notre destinée future. L'attention que nous portons à nos devoirs professionnels, la considération que nous témoignons à nos semblables, la rigueur avec laquelle nous accomplissons nos tâches – tout cela compose un capital moral qui fructifie ou s'amenuise selon nos choix quotidiens.
De l'éthique de l'appropriation
Quant à cette dame mystérieuse qui s'évapore dans la nature avec ses 5000 francs mal acquis, elle incarne cette déchéance morale où le plaisir éphémère de l'appropriation illicite éclipse l'empathie que nous devrions naturellement ressentir envers celui qui subit la perte. Son silence téléphonique révèle une âme où la cupidité a étouffé la compassion, où l'opportunisme a supplanté l'intégrité.
Cette attitude traduit une myopie spirituelle tragique : elle privilégie un gain immédiat et dérisoire au détriment de son propre équilibre moral. Car celui qui s'enrichit malhonnêtement s'appauvrit inexorablement sur le plan éthique, hypothéquant son avenir relationnel et sa paix intérieure.
De la pédagogie de la souffrance
Pour ma part, cette situation m'enseigna une vérité subtile sur l'art de la compassion. Compatir aux douleurs d'autrui constitue certes un devoir moral fondamental, mais cette empathie ne doit pas nous aveugler sur la nécessité parfois supérieure d'aider nos semblables à tirer les leçons de leurs erreurs.
Offrir ce billet de 5000 francs aurait été un geste charitable en surface, mais profondément délétère dans ses conséquences pédagogiques. Car en épargnant à ce jeune homme les conséquences de sa négligence, j'aurais contribué à perpétuer son insouciance, privant son âme d'une leçon salutaire.
La vraie bienveillance consiste parfois à laisser la réalité exercer son magistère éducatif, permettant à chacun de mesurer le poids de ses actes et d'accéder à une maturité authentique. C'est là toute la différence entre la compassion superficielle, qui soulage momentanément sans transformer, et la sagesse profonde, qui accepte la douleur présente pour prévenir les souffrances futures.
Ainsi se dessine cette vérité paradoxale : aimer véritablement quelqu'un, c'est parfois accepter de le voir souffrir aujourd'hui pour qu'il s'épanouisse demain. Car l'univers, dans sa pédagogie impitoyable mais juste, ne nous enseigne la valeur de l'attention et de la responsabilité qu'à travers l'épreuve de leurs conséquences.